Toupie or not
samedi 3 juin 2017
Je prends chaque vendredi matin un double expresso au Celtic, un bar-tabac à trois pâtés de maison de chez moi. Rituel parmi beaucoup d’autres qui étayent mon quotidien. A la terrasse ou dans la salle, les conversations matutinales des habitués – femmes et hommes – vont bon train. Tout y passe : la morale, la politique, la morale en politique, les crises, le foot, le prix des clopes, les cheveux jaunes de Trump, la peur des attentats, la montée des eaux, le Beaujolais primeur, l’ubérisation des sentiments, le divorce pour tous, l’avenir des enfants et patati et patata.
Tous les vendredis matins donc, je savoure un arabica d’Éthiopie ou du Pérou en tendant au max mes trompes d’Eustache. Et comme tous les vendredis matins, assises à la même table du fond de la salle, celle qui jouxte le flipper antédiluvien qui dinguedongue quand je l’astique, il y a ces quatre trentenaires parfumées à la « Petite robe noire » ou à la « Mademoiselle Ricci » qui refont leur monde après avoir déposé leurs descendants dans l’école du secteur qui porte un nom de poète disparu.
Mon voyeurisme auditif est une salle manie, je le confesse mais ces causeries féminines me distraient à un plus haut point. Tout a commencé comme ça :
« Moi, on m’a dit que ça s’appelait un fidget spinner.
– C’est la folie ce truc ! Tous les magasins sont en rupture de stock !
– Essaye internet. Y’a même des modèles de luxe.
– Mon fils en a déjà trois et il en veut un de compétition parce qu’on peut le faire tourner pendant plusieurs minutes. Il fait des figures acrobatiques avec. C’est devenu une drogue !
– A ce point ?
Le serveur venait de déposer sur la table en formica rouge le crème, les deux thés citron et le jus de mangue.
– J’ai lu dans Libé que c’était un jouet anti-stress utilisé par de nombreux parents d’enfants autistes ou hyperactifs pour les aider à se concentrer.
– Et ça vient d’où ?
– C’est une Américaine qui l’a inventé pour jouer avec sa fille. J’ai lu ça sur Wikipédia. Elle souffrait de myasthénie.
– De myas quoi ?
– C’est une maladie des muscles. Tu m’passe ton sucre ?
– Bref, comme elle éprouvait les plus grandes difficultés à jouer avec sa petite fille, elle a inventé le hand spinner. Ce qui est dingue, c’est qu’elle aurait eu l’idée en voyant des enfants jeter des pierres sur la police en Israël et elle aurait donc cherché un jouet pour occuper, justement, les mains des enfants.
– Sauf qu’à l’école, le directeur parle de l’interdire.
– Non ?!
– Aux les États-Unis, des établissements auraient commencé à bannir les spinners. J’ai lu ça dans Sciences et Vie junior. Ils peuvent distraire au lieu d’aider à la concentration et certains élèves les lancent sur d’autres, au risque de de les blesser.
– C’est retour à la case départ !
– Et elle s’appelle comment cet femme ?
– Catherine… Ringer ou quelque chose comme ça.
– Mais non, c’est pas Catherine Ringer. Catherine Ringer, c’est la chanteuse des Rita Mitsouko ! »
A ce stade de la discussion, j’avais décroché un chouia même si j’imaginais, en finissant mon café, quelques dirigeants de notre monde tripoter ce joujou monté sur roulements à billes jusqu’à tard le soir dans la solitude de leur bureau ovale ou coréen ou russe ou turc et se le foutre sur la tronche lors d’un G 7 ou 8 ou + en se traitant de tous les noms d’oiseaux possibles. Vacuité, quand tu nous tiens.
Je me suis alors levé, j’ai frôlé les quatre « desperate spinners » pour sentir la flagrance de leur eau de toilette et, arrivé au juke-box – un Wurlitzer Peacock 850 -, j’ai introduit un jeton dans la fente et appuyé sur …« Marcia baïla » des Rita. La vie est une belle toupie et elle me fait tourner la tête.
Zirteq