Méfions-nous de ceux qui brandissent le terme d’ensauvagement comme on brandit une grenade dégoupillée, z’ont des idées noircies derrière l’occiput
Dimanche 13 Septembre 2020
Il y a une semaine, je savourais un kir royal et m’envoyais dans les tympans une tournée de Sam Cook. Royale. Là, après avoir visionné un documentaire intitulé « Tares Wars » sur ces membres du gouvernement, femmes et hommes qui, par peur de perdre leurs maroquins aux prochaines élections, sèment… La Peur aux quatre coins de l’hexagone, je pose sur la platine de mon tourne-disque Phillips orange, « Boire » le somptueux album de Miossec. Arrosé d’une bouteille de La Chouffe de Achouffe.
Tandis que miaule la nuit sur Contigny-lès-Mormeilles, enveloppant de gris tous les ronds-points, je songe à toutes ces corrections de cahiers qui n’en finissent plus, à tous ces tableaux de bord Excel à remplir, à tous ces diagnostics « Sécurité » à compléter à tous ces exercices « anti blablabla » à prévoir pour cette hiérarchie qui ne pilote plus qu’à grands coups de guides multicolores.
D’ailleurs, après ce que je viens de mater à la télé : à quand un guide brun pour les férus de Nationale-Nostalgie ?
« Tares Wars » m’a foutu des frissons de dingue dans le dos, le sternum et la nuque. Quand la fiction rejoint la réalité, la paranoïa prospère. J’ai flippé grave en regardant ces sinistres hors-sol du gouvernement jupitérien vampiriser satellites, médias, réseaux sociaux pour inculquer au peuple infantile d’en-bas que la pandémie est une épée de Damoclès quasi éternelle, que des dizaines de milliers de suppressions de postes sont inévitables malgré les plans de COM et de relance, qu’il faut muscler notre diplomatie internationale à coups de porte-avions dans la mer Egée, à coups de moulinets et d’effets de manche et que désormais, des « sauvages », mon bon Môssieur et ma bonne Dame, sont entrés dans les villes. Ces «Sauvages modernes » sont en majorité jeunes, banlieusards et adorateurs d’Allah selon des statistiques anonymes et un édito vitriolé de « Pâleurs Actuelles » diffusés à l’envi dans les hauts-parleurs des agglomérations.
Et martèlent les sinistres de l’Intérieur, de l’Inculcation, de la Santé : il faudra absolument trouver un vaccin contre leur rage.
Dans le film donc, le président palpatinesque et ses nervis en rang d’oignons, cornaqués par le méchant Dark Manin, présente, lors d’une conférence de presse sous les ors du Palais, sa nouvelle machine de guerre : « L’Etoile de l’Ordre ».
Sa pompeuse allocution est suivie d’une autre saillie, celle de la leader blonde aryenne du F-HAine désormais R-Haine qui dénonce «l’ensauvagement progressif de la société », dont l’immigration serait en grande partie responsable. Défilent ensuite les mots, d’une part, de cet ex-sinistre qui qualifia les mineurs récidivistes de « sauvageons » et d’autre part, ceux d’un ex-président du côté obscur qui vanta les mérites du Kärcher dans les dalles populaires et provoqua du haut de son mépris à talonnettes, des « racailles » juchées sur une passerelle en béton.
Armé de mon ordi perso qui a résisté au long confinement printanier et au rythme effréné d’un enseignement à distance bricolé par mes soins, je wikipédie et Le Figarote fissa pour noter:
– que «Dès le XIIème siècle, le terme « sauvage » est utilisé pour cibler les étrangers, assimilés à des peuples sous-civilisés.
– qu’en 1950, Aimé Césaire retourne l’accusation de sauvagerie vers les colons dont il condamne les exactions dans son Discours sur le colonialisme.
– qu’au début des années 2000, l’historien américano-allemand George Mosse forge la notion de « brutalisation » ou d’ « ensauvagement » pour décrire comment la « culture de guerre » née dans les tranchées de la première guerre mondiale aurait eu pour conséquence la banalisation de la violence et la glorification de la virilité. »
– que ce terme s’impose ensuite, associé au champ lexical de la délinquance, dans le discours d’une droite qui n’a de républicain plus que l’épithète
– que cette droite ressemble comme deux noix de vaseline à une hyène qui renifle sur les terres putrides de l’extrême et de l’identitaire.
Quand, au début du docu, le sinistre Dark Manin déclare: « Je pense qu’une certaine partie de la société connaît ce qu’on appelle l’ensauvagement, la sauvagerie. Oui, bien sûr, je crois que ça inquiète les Français.», ce petit homme en armure jetable, désigne à l’opinion ou plutôt à la vindicte publique, la délinquance et les auteurs de violences, quasi tous originaires de périphéries reléguées, fantasmées et nourris au lait âcre du séparatisme. Séparatisme qui constitue le dernier cheval de bataille d’un pouvoir qui n’enfile plus qu’un poing américain pour asseoir sa frénésie autoritaire.
La sémiologue Mariette Darrigrand, chargée de cours à l’université Paris 13. parle « d’évitement » pour définir ces propos sinistériels. « En utilisant ce mot, on ne parle pas de violence et de délinquance. Il déplace le sujet dans la sphère de l’imaginaire », explique-t-elle. « Ce qui est intéressant lorsqu’on passe de « sauvageons » à « racailles » puis à « ensauvagement », c’est cette surenchère des mots sur vingt ans. C’est une intensification du langage pour faire écran et pour éviter de parler des sujets, très complexes, de criminalité en France. A quoi ressemblera la prochaine surenchère ? A l’horizon, il y a l’animalité, la notion de « sous-homme », écrit-elle encore.
Employer le mot « ensauvagement » évite donc de désigner directement les auteurs des actes de délinquance et vise plutôt à décrire un phénomène. « C’est un mot dynamique, qui décrit un processus plus ou moins occulte qui serait en cours ». Derrière cette métaphore littéraire, il n’y aurait alors pas qu’un seul sauvage, mais toute une horde.
Le sinistre de l’Intérieur Dark Manin polarise un processus en cours : c’est le devenir sauvage, le passage d’un état à un autre, un processus de décivilisation qui cible un groupe, un collectif. La frontière est sciemment floue et l’expression « une certaine partie de la société » laisse l’interprétation ouverte, confirme Denis Bertrand, professeur de sémiotique.
Mais quelle est la réalité statistique derrière cette expression d’ «ensauvagement d’une partie de la société »?
Les crimes, les délits, les violences graves commises contre les personnes sont-ils réellement en augmentation ? Ou plus violents qu’il y a quelques années ? Pour Christophe Soullez, le chef du département de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), il est très difficile de livrer une réponse définitive à cette question : « Ce que l’on peut dire, c’est que depuis 2019, il y a une hausse du nombre d’homicides, de tentatives d’homicides et des violences ayant entraîné la mort. C’est l’année où il y en a eu le plus depuis 1974. » L’année dernière, 970 personnes ont été tuées en France, soit 76 de plus qu’en 2018. Cependant, sur une période plus large, entre 1994 et 2014, on constate que le nombre d’homicides a diminué de 60%.
Dark Manin est retors: en créant cette séquence autour d’un élément de langage, il s’exonère de traiter profondément un sujet tabou et réactive, à visée électoraliste, une thématique sécuritaire qui relègue d’autres préoccupations plus sociales dans une sorte de « cloud ». L’apologie du retour à l’Ordre a toujours constitué un puissant booster émotionnel et l’utilisation anxiogène de binarités « prêtes-à-l’emploi » permet au sinistre de l’Intérieur de marquer son territoire, de conforter sa place de premier flic du pays et de chef des braconniers en « maraude » qui lutteront -l’opinion-vindicte publique doit en être convaincue- contre tous ces « barbares » qui n’aspirent qu’à terroriser/dé-stabiliser « ce cher pays de notre enfance ».
Il est tard. J’ai mal au crâne. Demain matin, j’ai trois équipes éducatives au menu et le lancement des évaluations nationales sous vidéo-surveillance. J’ai potassé la circulaire orwellienne du sinistère et j’ai tourné en rond. Un mél me confirme aussi l’intervention d’un drone de la circonscription qui comptera les élèves s’égaillant dans la cour d’école crevassée à la récréation du matin (pourvu qu’il flotte). Les résultats seront immédiatement envoyés à l’administration d’en-haut, pour les prochaines opérations de fermetures et d’ouvertures de classes. J’ai la nausée. Je jette dans un verre en pyrex, deux guronsan, un citrate de bétaïne et quatre doigts de rhum roux. Calé dans mon canapé Knislinge, j’écoute en boucle « Douce France » de Carte de séjour.
A l’aube, je porte un ultime toast à la mémoire de Rachid Taha.
Zirteq le 13 septembre 2020