Immergé
samedi 13 mai
Ma fille vit à Paris. Elle est intermittente du journalisme. Il y a trois jours, elle m’a envoyé un bouquin en postitant : « Lis-le, ça va te plaire ». Un poche qui a dû en voir des fonds de… poches ou de sacs. Un bouquin froissé, fripé comme les destins, les trajectoires, les visages et les mains des gens qui le traversent.
En 2009, Florence Aubenas, grand reporter, « part pour Caen et s’inscrit au chômage, avec un bac pour tout bagage et sans révéler qu’elle est journaliste. A Pôle emploi, on lui propose de saisir sa chance : devenir agent de propreté dans des entreprises. Le Quai de Ouistreham est donc le récit saisissant de cette plongée dans le monde de la précarité. Un monde où on ne trouve plus d’emplois mais des heures ».
Dixit la quatrième de couverture.
Cette immersion m’a effectivement saisi aux tripes et renvoyé à d’autres lectures, à d’autres écrits sur cette France périphérique. Celle des catégories populaires qui sont rejetées des lieux où se crée la richesse c’est-à-dire les métropoles, celle des oubliés-es, des invisibles répartis, cantonnés dans les villes petites et moyennes, les couronnes péri-urbaines et les campagnes.
Cette France rassemble 60 % de la population et dessine une cartographie des « fragilités sociales » comme l’analyse Christophe Guilluy*. Dans ces territoires, les ménages endettés par l’accession à la propriété, serrés comme des bâtonnets de colin dans des HLM horizontaux, contraints à des déplacements quotidiens longs, éreintants, glissent vers l’insolvabilité en se recroquevillant de plus en plus sur eux-mêmes.
Cette France qui présente une sociologie de gauche (théoriquement » ne vote plus à gauche. Elle s’abstient, vote blanc ou -les présidentielles le prouvent- majoritairement Front national. Ces nouvelles catégories populaires émergent sur les décombres des classes moyennes. L’ascenseur social, cela fait des lustres qu’il est bloqué au fin fond de lendemains qui déchantent. Les gouvernements successifs ont trompé, trahi ce lumpen précariat,. Ils ont laissé s’accumuler au-dessus des crânes, nombre de nuages bruns et noirs, nombre d’ épées de Damoclès aiguisés par des apprentis rémouleurs.
Ces gens vulnérables, sans réseaux ni liens sociaux forts, n’ont plus rien à perdre. Hervé Le Bras dans un article récent** le souligne : « […] Ce ne sont pas les plus malheureux qui votent pour ce parti (le FN), mais les personnes qui se sentent le plus bloquées dans leur vie, leur statut, leurs projets. […] Ils jouent Marine Le Pen comme on vise le gros lot ».
Alors, ces gens du livre de Florence Aubenas, par qui se sentent-ils représentés ? Se sentent-ils d’ailleurs représentés tout court ? Exploseront-ils de colère, de désarroi ? Ne sont pas dupes, ne sont pas des moutons. Morflent.
J’ai renvoyé le livre à ma fille et je suis rentré pour regarder onduler sur mon Teppaz « Life on Mars » de Monsieur Bowie.
Ah oui, j’avais postité : « Bouquin lu. Plu…n’est pas le mot. Bises. »
Zirteq
* géographe, auteur de « la France périphérique »
** démographe, in Télérama du 26 avril