Tribune
Vers une école sans sorofraternité ?
- La Constitution de 1848 a fait sien l’héritage de la Révolution de 1789 en adoptant la devise républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité ». « Les deux premiers termes expriment parfaitement tous les droits de l’homme, le troisième pose tous ses devoirs, c’est-à-dire la limite de ses droits »1. Les historiens ont souvent classé la « fraternité », malgré sa résonance religieuse alors assumée, « à gauche ». De fait, elle a été contestée après 1848 par les royalistes et les soutiens de l’Empire.
- Cent ans plus tard, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dès son premier article, impose la fraternité comme devoir : que « tous les êtres humains (…) doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité »2.
- La fraternité est souvent liée à la notion de nécessaire solidarité, laquelle s’exerce également envers les personnes étrangères à la Nation. C’est ce que confirme le Conseil Constitutionnel en 2018 : « il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national »3.
- La fraternité est ce « sentiment de solidarité et d’amitié (…) entre les hommes considérés comme les membres d’une même famille »4, ce « lien existant entre personnes considérées comme membres de la famille humaine ; sentiment profond de ce lien. »5
- L’école publique, laïque et obligatoire, doit être un des lieux de l’enseignement de la devise républicaine, de ses trois valeurs, de leur mise en mots et en actes.
- Or, quelles seront les conséquences du « choc des savoirs » prôné par Gabriel Attal lorsqu’il fut l’éphémère ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse ? On a compris que Condorcet n’en est pas l’inspirateur et que l’école macronienne se situe à l’exact opposé de ce que devrait être une École émancipatrice. Émancipatrice, l’école ne le sera pas tant qu’elle sera soumise aux diktats économiques et au capitalisme comme modalité de fonctionnement de notre société. Gabriel Attal le sait tellement qu’il en a détourné le sens : pour lui, son « choc des savoirs » a vocation à transformer l’École et à la rendre émancipatrice6.
- Dans la lignée « des réarmements » tous azimuts prônés par un président qui n’a de cesse que de détruire les services publics, l’utilisation de cette expression militariste à l’endroit de l’École laisse perplexe quand elle ne glace pas le dos. L’École ne serait plus ce lieu de paix mais bien ce champ de bataille sur lequel l’idéologie de la macronie entend bien détruire ce qu’il reste de pensée humaniste.
- Alors fraternelle, ou sorofraternelle, l’École du second quart de vingt-et-unième siècle ? Les groupes « de niveau », « de besoin » – et quelle que soit leur dénomination – vont renforcer l’idée d’une école dénuée de liberté, privatrice d’égalité. C’est ce à quoi aboutira cette ségrégation des élèves, selon leur niveau de compétences, dès l’entrée au collège. Mais cette politique est également dévastatrice du « vivre ensemble » et de la sorofraternité.
- Soyons lucides. Dans les établissements qui ont joué le jeu de la mixité sociale, soutenus par les collectivités locales, dans ceux à qui le travail de sectorisation a pu profiter ces dernières années, quel·les élèves vont se retrouver dans le groupe des « bons » ? Principalement des enfants européens, des classes aisées, les filles et fils d’enseignant·es, celles et ceux dont les parents ont un haut niveau d’étude. Le risque est élevé de retrouver dans les groupes les plus faibles les enfants issu·es des quartiers populaires, ainsi qu’une forte proportion des enfants en situation de handicap. Ce serait un collège à l’inverse de l’école inclusive. On instaurerait ainsi, dans le collège public, l’entre-soi qui échappe encore au privé. À l’autre extrémité, toutes celles et ceux qui se retrouveraient doublement stigmatisé·es et rejeté·es.
- Et qu’on ne nous fasse pas le coup de l’explication de la méritocratie républicaine, nous savons toutes et tous que c’est un leurre qui ne concerne malheureusement qu’une très faible minorité d’élèves qui servent, depuis des lustres, d’alibi à l’École de la République bourgeoise. Cette École se caractérise, quoique s’en gargarise l’élite à chaque fois qu’il s’agit de justifier ses réformes, par une forte reproduction sociale. Depuis longtemps (toujours, à vrai dire ?), l’ascenseur est en panne. Or, depuis 2002, parmi celles et ceux qui sont censés le réparer, personne n’a intérêt à le voir fonctionner. Le capitalisme se satisfait des apartheids.
- Comment les directrices et directeurs d’école, les enseignant·es de CM2, les chef·fes d’établissement et les professeur·es de collège expliqueront-iels aux parents, sauf en usant de tromperie, que ce système sera positif pour leur enfant qui se retrouvera dans le groupe des « faibles » ? Alors que, depuis la maternelle, on leur affirme, à raison, qu’il est important d’avoir des classes hétérogènes, que tout le monde en tire profit à condition que l’enseignant·es adapte et différencie les apprentissages ? Les élèves en difficulté ne peuvent-iels compter que sur d’autres élèves en difficulté pour les aider à progresser ? Les élèves en réussite n’auront-iels à apporter leur soutien qu’à d’autres élèves en réussite ? Quand et comment la coopération sera-t-elle à l’œuvre dans les classes ?
- Comment pourra-t-on travailler chez les élèves du groupe « faible » l’estime de soi, la confiance en leurs capacités ? Comment pourront-iels bénéficier de la solidarité des autres élèves ? Qui aura à manifester de l’empathie et envers qui : soi envers son seul semblable, celui qui lui ressemble, partage les mêmes centres d’intérêt, la même éducation, les mêmes capacités, les mêmes moyens, les mêmes facilités ? Comment les enseignant·es pourront-iels travailler la notion de groupe classe si les classes fonctionnent par répartition des élèves en groupes et lieux différents la moitié du temps scolaire, avec des enseignant·es différent·es, si l’affectation des élèves dans les classes correspond à la division en classes de la société ? Et qui refuse l’hétérogénéité, sinon les parents qui ont intérêt à la reproduction de la partition actuelle de la société7 ?
- Les ministres de l’Éducation qui se succèdent à un rythme effréné depuis le règne destructeur de Blanquer rue de Grenelle8 ne se posent pas ces questions et noient le poisson lorsqu’on les somme d’y répondre. On pourrait en déduire que l’important ne réside d’ailleurs pas là. L’essentiel n’est-il pas, simplement, d’achever l’École avec ce qui reste de services publics ?
HB
Décembre 2024
1 Mona Ozouf, « Liberté, Egalité, Fraternité », Les lieux de mémoire, tome 3, Les France, sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, collection Bibliothèque illustrée des Histoires, 1994, p. 609
3 https://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/le-principe-de-fraternite/h/7149ae8903367d4893f1b69c8c125d5b.html
6 Le 28 aout 2023, il déclare lors de sa conférence de rentrée : « Nous devons faire de l’École un lieu qui émancipe et qui élève. »
7 Regardons le parcours des récent·es ministres de l’Éducation nationale, de Blanquer à Borne et/ou de celles et ceux qui les entourent au ministère, à qui est confié le service public d’Éducation : qui n’est pas lié·e à l’enseignement privé ? Un peu comme si vous confiiez à la meute lupine la surveillance de votre troupeau ovin…
8 Cinq au cours de la seule année civile 2024 !