Tribune
Je suis enseignant.
Par vocation, même si, depuis tout petit et jusqu’à la fin du collège et au refus de mes professeur·es et de mes parents de m’inscrire en CAP, parce que j’étais « trop bon élève », je voulais être cuisinier.
Par vocation, convaincu que je pouvais, sans forfanterie, être utile, non à l’institution scolaire mais à ces petit·es citoyen·nes en devenir. Je m’en rendais bien compte en tant qu’animateur puis directeur de centres de vacances et de loisirs, et enfin formateur d’animateur·trices.
Par vocation parce que, au contact des collègues qui ont partagé leur expérience à mes débuts dans la carrière et aux générations d’élèves que j’ai eu·es en classe les dix premières années de mon métier, j’ai été élevé.
Par vocation encore lorsque, mêlant mes convictions et mon investissement en faveur de l’éducation populaire, j’ai laissé ma pédagogie s’en imprégner.
Par vocation toujours, parce que, devenu directeur déchargé de classe à Paris, depuis vingt-trois ans, il a fallu défendre avec conviction, avec plus ou moins de réussite, des programmes pour l’école primaire de 2002 qui étaient le fruit d’une large concertation et d’une au moins aussi grande réflexion. Ils n’ont malheureusement été que très peu appliqués, parce qu’on n’a jamais formé les personnels à les mettre en pratique.
Par vocation encore et toujours, parce qu’il a fallu s’opposer à une succession de contre-réformes rétrogrades des programmes de 2002 (2007, 2008, 2017, 2018…) et à deux ineptes et destructrices réformes des rythmes scolaires (parisienne en 2001, ministérielle en 2013). Il a fallu essayer de susciter chez les collègues – parfois avec beaucoup de bonheur – des projets pour atténuer les méfaits des politiques éducatives qui se suivent et se ressemblent depuis vingt ans.
Par vocation, je suis enseignant. C’est la face A de ma vie, mon univers du réel. J’ai consacré et consacre à mon métier beaucoup de temps, d’énergie. J’ai beaucoup partagé, beaucoup reçu aussi : le sourire, le petit mot, l’encouragement, le remerciement d’un·e élève, d’un parent, d’un·e collègue.
Enseignant par vocation. Pas pour être martyr. Pas pour finir sous les coups d’un·e fanatique. Depuis mon entrée à l’Éducation nationale, je ne leur ai opposé que mes mots et les valeurs que je défends jour après jour auprès des élèves. Toutes ces années, je n’ai eu à cœur que de fournir à mes élèves les outils pacifiques et leur mode d’emploi pour s’émanciper d’un monde passé gangréné par la (con)quête des richesses, violent, guerrier, raciste, sexiste, destructeur de la planète et de ses habitant·es.
Enseignant·e par vocation. C’est être persuadé·e que non seulement l’École doit rester l’outil de transmission des savoirs, mais aussi qu’elle doit continuer à répandre le souffle des Lumières, de la Liberté, de l’Égalité et de la Sorofraternité. Tout ce qui amène nos élèves à s’interroger sur le monde qui les entoure, à vouloir contribuer à le rendre meilleur, à s’émanciper de tous les obscurantismes, à coopérer plutôt qu’à se concurrencer, devrait être la feuille de route de chaque enseignant·e. La Philosophie, les Sciences, l’Histoire, la Culture sous toutes ses formes, doivent faire partie des « fondamentaux » dès le plus jeune âge, au même titre que l’apprentissage de la langue ou celui des mathématiques. Sans ce qui ouvre l’esprit, ces « fondamentaux » (lire-écrire compter) reposent sur du sable et du vent.
Je ne connaissais ni Samuel Paty ni Dominique Bernard, mais tant d’autres – et de nombreuses femmes – à mes côtés qui leur ressemblent, me ressemblent. C’est ce qui aide à tenir malgré celles et ceux qui ne pensent qu’à détruire ce qui reste d’École et je peux vous assurer que ma colère monte à entendre ou lire celles et ceux qui focalisent sur les quelques fanatisé·es qui se sentent investi·es d’une mission de martyr en assassinant un·e enseignant·e. Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui poussent des cris d’orfraie, profitant de l’aubaine pour cibler leurs attaques alors qu’iels ne songent qu’à briser celles et ceux qui, au quotidien, sont les dernières chandelles étayant une École publique qu’on débâtit pierre par pierre quand ce n’est pas au bulldozeur.
Je ne connaissais ni Samuel Paty ni Dominique Bernard. Ils sont tombés sous les coups de deux gamins devenus assassins à qui on a fait croire le paradis en échange de leur crime. Deux gamins à qui l’École n’aurait pas réussi à inculquer les valeurs de la république.
Je ne connaissais ni Samuel Paty ni Dominique Bernard. Eux comme moi avons enduré le dénigrement permanent de l’École publique et de ses personnels depuis des années, la dévalorisation d’une profession dans un monde où la valeur reine est le profit. Dans le langage, dans la méthode, dans les actes. Nous avons vu les politiques d’un large arc soi-disant républicain vider l’École de sens et la priver de ses moyens les plus élémentaires. La réduire à une école des pauvres, la réduire au fameux leitmotiv du socle nécessairement suffisant pour le peuple d’en bas. Certes on distille çà et là quelques rustines quand on se rend compte qu’habituer des enfants à ingurgiter des savoirs sans liens entre eux, à appliquer mécaniquement des consignes, répondre tou·tes en même temps à des évaluations formatées, ne rend au final pas bien le « service » escompté. On préfère des enseignant·es dociles, une future main d’œuvre malléable, tout en se gargarisant de promouvoir – en la galvaudant – l’émancipation des femmes et des hommes.
L’École pleure Dominique Bernard presque trois ans jour après jour après avoir pleuré Samuel Paty. Je pleure avec elle. Mais je pleure également, depuis des lustres, « mon » École, celle qui, d’une certaine façon, a fait de moi ce que je suis devenu mais qui sombre, un peu plus chaque jour, sous les coups de butoir d’un système organisé qui l’achève délibérément.
En toute impunité.
HB, 13-14 octobre 2023