Pour ne pas se laver les mains
« Mais j’ai pas les mains sales. Non, j’ai pas les mains sales » crie un homme dans la rue alors que sévit un énième confinement et que sévissent, surtout, les agents cagoulés en uniformes oranges de la nouvelle Unité de Sûreté Intérieure. L’homme est molesté, jeté à terre, je crie « Foutez-lui la paix ! », on m’ordonne de fermer ma gueule et mes volets. L’homme ensanglanté, tonfa sous la pomme d’Adam, articule : « Ce qui est bleu, là, c’est du ciel. Et le jaune, c’est du soleil. Le vert, le vert, c’est du sapin. Et le marron, tiens! Le marron, c’est la terre du chemin. Mais j’ai pas les mains sales. Non, j’ai pas les mains sales »
« Mais si t’as les mains sales, t’as les mains d’un suspect, t’as les mains de quelqu’un qui prépare un coup foireux. T’as les mains pas claires. Et ces mains, tu vas les joindre pour nous supplier, t’as compris ! » éructe celui qui a le plus gros tonfa.
« Mais j’ai pas les mains sales. Non, j’ai pas les mains sales » répète l’homme blessé qui saigne du crâne et du nez et qu’un chien caparaçonné mord à la gorge. « J’ai pas pu les salir, c’est sûr. Puisque j’ai fait de la peinture. Je n’ai pas quitté mon bureau. Tu peux me croire, oh! »
« Et en plus tu t’fous de notre gueule. Tu peux plus bosser dans un bureau puisque c’est interdit de bosser dans un bureau depuis le décret sinistériel qui interdit de bosser dans les bureaux ! Tu devrais être en télétravail. Mais j’suis sûr que t’as pas de maison. Et pis t’as les mains sales d’un sale menteur ! » rétorque violemment le chef de meute.
« Mais j’ai pas les mains sales. Non, j’ai pas les mains sales ». Même que j’avais perdu mon pinceau. Alors, tu vois que j’ai pas les mains sales. » dit l’homme roué de coups en tendant ses mains vers ses bourreaux.
« Allez arrête de dire des conneries. On les connaît vos fabulettes, vos histoires à dormir debout. Toujours la même chanson, les mêmes petites sornettes. Aujourd’hui, tu vas finir au trou. » conclue le tortionnaire en chef, après avoir envoyé un énorme coup de bottes dans la figure du terroriste.
Et de voir à travers les persiennes, deux des agents oranges traîner l’homme inanimé jusqu’au fourgon cellulaire pour l’y jeter comme un vulgaire sac de patates. Et de voir le caporal regarder dans ma direction, jugulaire en érection. Et d’avoir un mouvement de recul.
Aujourd’hui, Anne Sylvestre est morte. Heureusement qu’elle n’a pas vu et entendu la sinistre mise scène d’une de ses fabulettes, là, en face de chez moi, à Contigny-lès-Mormeilles, petite ville autrefois paisible, rongée – comme tout le « cher pays de notre enfance » – par une peste sécuritaire effroyable.
Mes mains tremblantes actionne le bras du tourne-disque orange Phillips, mains sales de mon silence, de mon impuissance. De ma lâcheté. Putain d’époque. Et puis surgit la voix de la chanteuse disparue.
Mon œil droit
Ouvre-toi
Le gauche ne bouge pasUn peu de soleil
Glisse sur le lit
J’ouvre mes oreilles
Et j’entends du bruitLes autos ronronnent
Les horloges sonnent
Les grands se lavent les pieds
Les mamans font du caféLes papas s’habillent
Mais que font les filles?
Elles apprennent leurs leçons
Pour étonner les garçonsQui dans les cuisines
Mangent leurs tartines
Tout le monde est éveillé
Et je vais pouvoir bougerMon œil gauche
Ouvre-toi
Le droit, ne te ferme pasUn peu de soleil
Glisse sur le lit
Debout mes orteils
Je vais faire du bruit
Pour se réveiller, Anne Sylvestre
106 septembre 2020 Zirteq