Ne nous méfions pas des matins blêmes
Is it getting better?
Or do you feel the same?
Will it make it easier on you now?
You got someone to blame
You say
One love
One life
When it’s one need
In the night
One love
We get to share it
Leaves you baby if you
Don’t care for it
Did I disappoint you?
Or leave a bad taste in your mouth?
You act like you never had love
And you want me to go without
Well it’s…
Je n’ai pas dissipé mon blues et ma colère dans cette chanson de quatre minutes et quelques, chanson d’amour entre un homme et une femme, un père et son fils, Bono et son père, allez savoir.
Sa signification est ici sans importance, c’est l’émotion, la charge émotionnelle qu’elle recèle qui importe. Cette chanson que je n’avais plus écoutée depuis longtemps, a ressurgi lors de l’hommage à Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne, création de Robert de Sorbon, théologien et chapelain de Saint-Louis, fondateur du collège consacré à la théologie dont il définit ainsi le projet: «Vivre en bonne société, collégialement, moralement et studieusement». Vaste programme, déjà.
J’ai extrait l’album « Achtung baby » de l’étagère où il s’empoussiérait. Plus sommeil. J’ai posé la galette sur le plateau de mon tourne-disque Phillips orange. C’était dimanche, à l’aube, et par dessus l’étang, des oies sauvages tournaient en boucle, déboussolées. A cet instant précis, mon smartphone a sonné. C’était une amie, Mathilde, prof d’histoire-géographie au collège Camille Claudel.
Semblait, elle aussi, désorientée, en plein ascenseur émotionnel quant à l’attitude à adopter devant ses élèves, quant aux directives, consignes qui allaient tomber des milieux habilités à produire directives, consignes, circulaires, notes, injonctions, quant aux déclarations des experts de tous poils qui refont le coup du « tout part à vau-l’eau », de « l’ascenseur social en rade », « des rayons de bouffe communautaristes », de « l’islamoquelquechosisme ».
Mathilde passait de la peur à l’envie de renoncer et encore de la peur au « quand dira-t-on », du renoncement à l’envie de continuer à en découdre, à faire en sorte que les élèves pensent contre eux-mêmes pour pouvoir ensuite penser par eux-mêmes. Mathilde appelait au secours puis se ressaisissait. Mathilde chuchotait pour ne pas réveiller mari et enfants. Marie, elle aussi, était en train de contempler la ville qui se levait, l’étang vert et ses oiseaux migrateurs devenus fous.
Mathilde a soliloqué pendant vingt minutes. Je lui ai alors proposé de venir à ma rencontre, à mi-chemin entre nos maisons, dans le froid bruineux, le silence d’après couvre-feu, d’avant la nouvelle allocution du résident de la République.
Elle pourrait être ma fille aînée, cette trentenaire, rencontrée lors d’un module de formation à l’INSPE. Jeune, engagée, comme des centaines de milliers d’autres enseignants-es qui forment, éduquent, émancipent les générations futures, non sans morfler, non sans se poser des questions.
Lorsque nous nous sommes rejoints, un drone de surveillance municipal a vrombi au-dessus de nos têtes, un fourgon policier poursuivait des voleurs démasqués, les haut-parleurs diffusaient des messages de prévention sur l’état d’urgence sanitaire, sur un bagage abandonné dans une laverie, sur l’inanité des réseaux asociaux. Une voix de femme, à la fois suave et martiale, orwellienne.
Nous nous sommes assis dans la petite salle de la boulangerie « Au pétrin moqueur », rue Jean Jaurès, belle coïncidence. Le magasin sentait le pain chaud, nous avons commandé cafés et brioches aux pralines. Nous nous sommes souris, avons ri de la situation incongrue où nous nous trouvions, avons évoqué nos dernières lectures, pour revenir à notre métier, à la soif d’apprendre de nos élèves, aux liens tissés. Et à l’impérieuse nécessité de préserver ce bien commun qu’est la culture.
En sourdine, sans doute de l’atelier, nous est parvenue la chanson de U2. Elle a envahi nos tympans puis est sortie dans la rue, a passé le parc municipal, a irisé l’étang et, comme par magie, a poussé les oies sauvages vers d’autres continents.
Zirtec le 57 septembre 2020