Méfions-nous de l’homme qui dort
8 Kilomètres à vol d’oiseaux de malheur séparent la rue où je marche de celle où a été sauvagement assassiné Samuel, professeur d’histoire – géographie qui, hier soir, rentrait chez lui, dans ce quartier pavillonnaire semblable à tant d’autres quartiers pavillonnaires. Sauf que dans celui-ci, rôdait déjà son bourreau, lequel avait pris soin de repérer les lieux, d’avoir fait son enquête de voisinage, de préméditer son acte abominable.
Jusqu’au Graal suprême pour tout adorateur d’un paradis archaïque et perdu : passer du statut de bourreau à celui de martyr, qui se doit de baigner dans son sang à quelques mètres d’un couteau de boucher, effroyable passeport pour une éternité fantasmée.
Eternité promise par des prédicateurs, « Monsieur tout-le-monde » suffisamment discrets, confortablement planqués dans des fonctions de façade qui ne leur font prendre aucun risque mais d’où ils peuvent – à l’envi et au choix – offrir à la voracité des réseaux sociaux et à l’incurie de tribunaux virtuels, des cibles siglés « mécréantes » sans défense et ainsi réveiller autant de pulsions de mort et de ravage dans quelques cerveaux vidés de toute compassion, de toute prise de conscience de ce signifie, vivre, accepter, agir avec l’Autre.
Eternité aiguisée aussi par les propos de citoyens ignorants et obtus, utilisateurs compulsifs de ces fichus réseaux asociaux, citoyens qui me semblent évidemment déconnectés du réel et qui me semblent vivre dans des mondes parallèles.
L’Ecole est à l’intersection de ces mondes qu’il faut concilier, articuler, réconcilier. Tâche immense.
L’assassin de Samuel habitait à 80 kilomètres à vol de charognards de Conflans.
Pourquoi s’est-il réveillé en décidant de tuer?
Comment a-t-il appris l’existence de ce cours sur la liberté d’expression où ont été présentées, – entre autres – les caricatures du prophète Mahomet, dans le cadre du programme relevant de l’EMC (Enseignement Moral et Civique) ?
Qu’est-ce-qui qui l’a poussé à cibler ce professeur, jamais croisé auparavant ?
Qui, directement ou indirectement a déclenché ce mécanisme de mort ?
L’enquête en cours le dira. Comme ont dit.
Beaucoup d’hommes et de femmes ont déjà payé de leur vie cette intime conviction, ce puissant engagement qu’il n’y a progrès, connaissance de l’Autre et du Monde que par l’affirmation, l’enrichissement de chaque esprit critique, de chaque liberté personnelle et que cela passe par l’échange, le débat, la recherche de points de rencontres universels, rassembleurs.
Passer du « Je » au « Ils » pour déboucher sur le « Nous » n’est pas processus facile par les temps qui courent et par ces putains de trop nombreux lendemains qui déchantent.
Mais aussi incommensurable soit la tâche, il va falloir la continuer et la transmettre.
Aujourd’hui, dans cette rue du quartier pavillonnaire où a été assassiné Samuel, ma femme, mes filles et moi, rejoignons des centaines de personnes, pancartes ou fleurs à la main, hagardes, sidérées, recueillies sur quelques mètres de bitume et de trottoir.
Sur le noir de la chaussée encore humide du jet des arroseuses, une main a écrit à la craie cette phrase d’Asli Erdogan :
« La liberté est un mot qui refuse de se taire ».
48 septembre 2020