Le variant anglais, la chronique de Zirteq
Nous sommes quelque part en Essex, dans le hameau de Mucking, à la fin du mois de décembre. Une neige épaisse recouvre les terres, une buse troue le plafond de stratus et d’une ferme perdue dans l’immensité du paysage, émane la voix d’une chanteuse. Il faut alors s’approcher, s’enfoncer quasi jusqu’aux hanches puis gratter un des carreaux givrés et tendre l’oreille.
La voix est celle de Nina Simone et la chanson, une adaptation furieusement pathétique de « Here comes the sun » des Beatles. Dans le judas éphémère, on aperçoit deux silhouettes : une jeune femme au chevet d’un homme. L’homme semble âgé. On perçoit leurs voix assourdies qui se mêlent à celle de la diva.
Lana Bird est une jeune infirmière, coincée dans ce no man’s par la tempête de neige. Il y a deux semaines, en plein blizzard, sa voiture glisse dans un fossé juste devant la maison de James Surgeon, occupé à donner du fourrage à ses bêtes. Le colosse s’approche, crâne bandé dû à une mauvaise chute, et fait la moue devant le véhicule, roue arrière gauche en l’air, semblable à un setter en train d’uriner. Du haut de son double mètre, il invite alors Lana à venir s’abriter au chaud, devant un thé noir.
Au départ, il n’est question que d’une halte de quelques heures. Mais le monde qui tourne comme un vieux manège déglingué, ce monde tourmenté, décide de déchaîner tous les éléments à sa disposition pour paralyser le pays et ses habitants.
Au bout du quatrième jour, la situation empire dehors comme dedans, les bourrasques de neige, branches et vent mêlés sont dantesques. C’est à ce moment que James Surgeon se met à tousser, en quintes et expectorations fulgurantes qui le plient en deux, le clouent au lit. Impossible de faire quoi que ce soit d’autre que d’épuiser tout le stock de sirop à la codéine, d’écluser tous les grogs disponibles et de se bourrer de paracétamol. Peine perdue, le malade se met à avoir des sueurs froides, des fièvres de cheval et les poumons qui sifflent comme deux cocottes-minutes.
Lana Bird se met à veiller sur ce patient imprévu : s’occuper de, soigner l’Autre, c’est son métier, ce pour quoi elle a été formée pendant trois années à l’école d’infirmière et surtout ce pour quoi elle est venue dans ce comté, situé dans le sud-est de l’Angleterre, où un cluster lié à une variante du coronavirus, se répand comme une traînée de poudre. Les conditions climatiques, le hasard qui l’ont conduite, sur le trajet de retour vers la capitale et son poste au Royal London Hospital, dans ce trou perdu, blanc, la renvoient encore à cette pandémie qui dissémine ces variants aux quatre points cardinaux.
Elle et son hôte sont désormais isolés, coupés du monde. Désormais liés.
Lana sait que James est une énième victime de ce putain de virus qui mord au cou le royaume. Galope, tue et saigne tous les jours. Plus contagieux, le «VUI – 202012/01» fait craindre une nouvelle année rythmée par une épidémie difficilement contrôlable. Et puis aucun vaccin n’arrivera avant des semaines, dans ce patelin invisible.
Lorsque la santé de James se dégrade, lorsqu’il passe des heures entières à se remémorer son passé de soldat, de démineur, lorsqu’il évoque sa femme disparue dans un box de l’hôpital sans qu’il ait pu la revoir, Lana sent monter en elle une angoisse terrible. Un dilemme. Alors que son devoir la pousse à secourir l’homme malade, elle ne songe qu’à fuir cette funeste demeure, peuplée de fantômes armés de faux. Elle regarde ce vieux colosse au crâne bandé qui refuse de s’alimenter et de boire, ce géant de paille qui chuchote des comptines et sanglote dans ses bras.
Un mois passe. Il ne reste plus qu’un pot de saindoux et une boîte de sardines au fond du frigo. Des dizaines de branches d’arbres ont ployé puis cassé sous le poids de la neige, formant une deuxième enceinte tout autour des bâtiments. Les bêtes survivantes, elles, ont fui dans la forêt mais cela fait plusieurs jours que Lana ne les entend plus beugler d’effroi.
James Surgeon, recouvert de couvertures, momie dérisoire, fixe la fenêtre. Il ne respire presque plus. Il ressemble à une île. Lana, occupée à faire fondre de la neige sur un réchaud à gaz dans la cuisine, ne perçoit pas le bruit d’un moteur et le claquement sourd des portières.
Ce n’est que lorsque les coups à la porte se font puissants qu’elle s’approche et ouvre. Deux militaires en scaphandre blanc et masque de protection lui tendent alors une ardoise où est inscrit : « Nous venons chercher James Surgeon » Elle leur demande pourquoi et surtout qui ils sont. Les deux hommes ne répondent pas. Le premier griffonne quelque chose sur le verso de l’ardoise : « Ordre du gouvernement » et ils entrent, se dirigent vers le malade, le couchent sur une civière, l’enveloppent d’un drap doré et rejoignent le 4X4 blanc siglé d’une croix noire. La vitre fumée côté conducteur se baisse alors et une main gantée tend l’ardoise : « c’est vous qui l’avait contaminé ».
Sidérée, Lana Bird regarde le corbillard disparaître dans le blanc, ploie et tombe à terre comme une branche foudroyée.
Blanc. Fin du film. Ou de la parano. Réveil. Golden shower. Café arrosé d’un verre de mezcal. Sortir. Putain, sortir.
Je suis seul, perdu dans l’immensité de béton, d’asphalte et de plexiglas. Depuis que l’état d’urgence total a été décrété, je veux profiter de ces soixante minutes matinales accordées aux citoyens (sommes-nous encore réellement des citoyens ?) pour sortir et prendre un bol d’air, histoire de ne pas péter un plomb, histoire de rester relié au monde comme ce colosse devant sa fenêtre. Les courbes statistiques des suicides grimpent à vitesse grand V. Impression d’être dans une prison à ciel ouvert. Tout est fermé : écoles, commerces, églises, cimetières, yeux, bouches, coeurs. Mort.
Dans les oreilles, j’ai le dernier album de Nils Frahm, « Tripping with Nils Frahm».
Tripping a deux sens en anglais : « déclenchement » ou « trébucher ». Etrange, non ?
Et allez savoir s’il n’y a pas d’autres variants de ce mot.
Zirteq, 16ème jour