Le dernier des Pangolins. Chroniques. Opération Wuambushu.
Sinistère de l’Intérieur, quartier général, 19ème sous-sol, 23 avril 2023.
Dark Manin, sa garde rapprochée, ultime débriefe sur l’opération Wuambushu, qui démarrera à l’aube, le lendemain, sur l’île de Mayotte.
« Messieurs, les objectifs : expulser les étrangers en situation irrégulière, détruire les bidonvilles, lutter contre la criminalité dans l’archipel, filmer tout ça pour assurer une com idoine. Général Tiravu ?
– Le matériel est sur place : bulldozers, pelleteuses, camions blindés, arroseuses, boucliers, tonfas, LBD, grenades assourdissantes, grenades de désencerclement, motos, quads, drones…
– Parfait. Mot d’ordre : « Décasez, y’aura plus rien à voir ! » On a l’aval des zélus, de la population. Wuambushu, en Mahorais, c’est « Reprise ». Alors on reprend en main. « Décaser » c’est « faire sortir de sa case ». Alors on expulse les habitants de leur logement, par la force, la voie extrajudiciaire, la voie légale. Préfet Rosse ?
– Aux yeux des migrants, Mayotte est l’Eldorado de l’océan Indien. La pression migratoire est particulièrement forte en provenance des Comores et de Madagascar et, depuis peu, de la côte est-africaine. A Mayotte, quasi 50% de la population est de nationalité étrangère. Les natifs de l’archipel sont aujourd’hui minoritaires. L’immigration clandestine est difficilement tarissable. Il faut envoyer un message fort.
– Colonel Paul Hamploy ?
– Il existe sur l’île « un marché d’emploi » (encouragé par certains locaux) pour les migrants illégaux, notamment dans l’agriculture, la pêche et le bâtiment, pour un salaire supérieur à 400 € en moyenne, ce qui est considérable puisque le salaire moyen aux Comores est de 64 $ et de 33 à Madagascar.
– OK, messieurs, réglons nos Rolex. »
24 avril 2023. 6h00 du matin, les forces du Pouvoir et de l’Ordre engagent le décasage de plusieurs habitations à Longoni, en présence du préfet Ducru. Objectif du sinistère : détruire mille habitats insalubres lors de l’opération W. « Je suis là pour déconstruire les bidonvilles et construire Mayotte », déclare le haut-fonctionnaire. Et de poursuivre : « L’action de l’État fait l’objet d’attentes fortes de l’ensemble des maires et des conseillers départementaux de l’île qui ont eux-mêmes demandé cette opération au sinistre Dark Manin. Ici, l’adhésion est frappante. L’insécurité règne dès six heures du soir, les habitants se terrent dans leur logement. Ils demandent que les choses changent. »
Dans la meulière mormeilloise, on suit les zinfos de ce bout de terre dans l’océan Indien, non loin du canal du Mozambique, le 101ème département du cher pays de notre enfance. On constate que la martialité du sinistre, ses déclarations brutales se heurtent à la réalité du terrain. L’opération Wuambuschu démarre poussivement. Dark Manin et consorts n’auront pas la partie facile. Les habitant multiplient les recours administratifs, empêchent légalement le décasage. D’autres, des jeunes surtout, résistent : caillassages, embuscades, incendies, escarmouches, replis sur les collines avoisinantes, dans les réseaux d’égouts.
Au fil des jours, on apprend que des gendarmes ont été attaqués à coup de jets de pierre par une trentaine de jeunes venus des bidonvilles de Doujani, sur la commune de Mamoudzou, qu’un enfant a été piégé dans une maison de tôle par les flammes, dans un bidonville de Vahibé. Que les habitants du petit quartier informel de Majikavo tiennent tête au préfet. « On nous traite comme des animaux », clame Nadjima. Ils veulent détruire nos maisons mais c’est aussi nos vies qu’ils détruisent », reprend la mère de famille, dans un reportage.
Qu’ils soient Mahorais ou Comoriens en situation régulière avec des enfants français, tous ont une histoire commune : ils s’installent très pauvres sur des terrains alors désertés, y construisent leurs « bangas » habitations de bois et de tôles ondulées, puis leurs vies : éleveur de canards, petit restaurateur, électricien ou transitaire. « C’est cela qui nous a permis de sortir de la misère. Aujourd’hui, plusieurs de nos enfants sont en métropole pour faire leurs études. On s’est battu pour ça », expliquent fièrement Mohammed et Fatima.
« S’ils disent qu’il y a des étrangers et des délinquants, qu’ils viennent voir. Ici on est tous mélangés, il y a de toutes les origines mais aussi beaucoup de Mahorais. Et on élève bien nos enfants », conteste Nadjima. Selon la loi Elan, la préfecture a obligation de proposer « des logements adaptés » aux habitants dont les maisons ont été détruites. Mais les services sociaux n’ont jamais donné la localisation et la durée des relogements proposés.
« On ne peut pas accepter sans savoir où l’on va ni combien de temps, Si l’on part de ce quartier, on perd tout et les enfants vont être déscolarisés, c’est dramatique », poursuit Nadjima. « Ils disent qu’ils vont reconstruire après et que l’on sera prioritaire, mais on n’a aucune garantie, d’abord on construit, ensuite on détruit, c’est comme cela que ça doit se passer. S’ils avaient proposé ça, on aurait tout de suite accepté », explique-t-elle.
Selon la préfecture, il y aurait bien une offre de relogement ferme. À quelques centaines de mètre du bidonville, se trouvent en effet des préfabriqués empilés : un espace sanitaire pour les femmes, un autre pour les hommes, une cuisine commune impraticable. Des familles devraient y être accueillies, contre loyer, sans pouvoir y apporter leurs affaires personnelles. « C’est ça la dignité ? Comment ils peuvent croire que l’on voudrait habiter dans ces containers », « Ils disent que nos logements sont indignes et on nous propose cela ? Et il faut payer en plus ? C’est vraiment du mépris ».
Les forces policières s’attaqueront-elles après à Kawéni, devenu en vingt ans le plus grand bidonville de France ? A Mayotte, ce dédale de cases où survivent 15.000 personnes, dont une forte concentration de jeunes Comoriens sans papiers, descend de la colline jusqu’à la nationale, frontière invisible.
Invisibles, voilà bien le mot qui convient. Les habitants de ces terres lointaines, de ces bouts de France, éparpillés à travers le monde, de ces esquilles de la colonisation, restent invisibles, oubliés de la République, jusqu’à ce que l’Histoire…les rattrape.
Nous rattrape. Tous.
7 mai 2023