Le dernier des Pangolins. Chroniques
Les « sans jours »
Hier, je sortis précipitamment de ma printanation – les pangolins n’hibernent jamais, ils printanent –, car des pluies diluviennes rincèrent littéralement Contignies-lès-Mormeilles. Les trombes d’eau firent découcher la rivière des Prairies jusques dans les meulières. Ejecté de ma souche, je roulai jusqu’au salon familial afin de me mettre au sec. Mes parents adoptifs étaient au travail et leur progéniture besognaient sur les bancs de l’école républicaine. J’entendis alors une voix. Celle haut-perchée de Zacron 1er, diffusée par des drones-mégaphones, en direct du conseil des sinistres. Quand il ne se déplace pas, le résident de la République se répand dans les bourgs, les banlieues, les périphéries et les campagnes, à grands coups d’engins volants de propagande.
Dans son allocution, il comparait « les violences, quelle que soit leur cause, à un processus de décivilisation. » et clamait qu’« Il faut être intraitable sur le fond. Aucune violence n’est légitime, qu’elle soit verbale ou contre les personnes. »
Dé-ci-vi-li-sa-tion. Jamais je n’avais entendu ce mot.
« Civilisation », oui. C’est « l’ensemble des caractères communs aux sociétés les plus complexes ; c’est l’ensemble des acquisitions des sociétés humaines ». Ça je connais. Mais ce même mot, affublé du préfixe « dé », exprimant la cessation d’un état ou d’une action, ce n.f, qui est un néologisme, qui signifie « Détruire la civilisation, y porter atteinte », ça, j’inconnais au bataillon.
Me revint alors cette autre allocution résidentielle, clamée le 17 avril dernier, juste avant que je ne m’assoupisse pour un peu plus d’un mois :
« Nous avons devant nous 100 jours d’apaisement, d’unité, d’ambition et d’action au service de la France. »
Alors, je récupérai ma fronde, ramassai quelques pierres au fond d’une flaque et me mis à dézinguer tous les drones qui passaient à ma portée. Un bon ball-trap post-printanation, ça vous revigore son pangolin. Deux heures plus tard, je commençai à écrire cette chronique, en notant dans mon Moleskine noir ligné, les définitions suivantes :
- Apaisement : n. m. Retour à la paix, au calme.
- Unité : n. f. État de ce qui est un. Chose qui est une.
- Ambition : n. f. Désir ardent d’obtenir les biens qui peuvent flatter l’amour-propre (pouvoir, honneurs, réussite, etc.).
- Action : n. f. Ce que fait quelqu’un et par quoi il réalise une intention ou une impulsion.
Mots dynamiques, positifs, sensés rassurer le péquin. Mots-chloroformes.
Soudain, une autre voix descendit des nuages, diffusée par de nouveaux drones : « Quand il y a des phénomènes d’ensauvagement, quand l’école ne parvient plus à transmettre les savoirs, quand il y a une entreprise de déconstruction culturelle, nous assistons à un processus de décivilisation. »
Le ciel de la cité était maintenant saturé d’engins de propagande, financés par les différents partis politiques. Ces faux bourdons vrombissant de messages, de slogans de plus en plus clivants, de plus en plus effrayants avaient envahi l’espace public comme des essaims de mauvais augure, des apôtres du déclin, des annonciateurs de jours sombres et de chaos monstrueux.
Les premiers mots notés passaient ainsi à la casserole, bousculés par des noms communs qui sentaient le soufre :
- Ensauvagement : n. m, terme polysémique, utilisé en sciences sociales et politiques et depuis les années 2010 en France, de manière controversée, d’abord par l’extrême droite, puis par une partie de la droite, pour dénoncer une montée de la violence et de la délinquance. L’été 2020 a vu le terme fleurir dans les médias au sujet de plusieurs agressions mortelles, jusqu’à être utilisé à maintes reprises par Dark Manin, sinistre de l’Intérieur.
- Dans la sphère politique hexagonale, le terme « décivilisation » est surtout le titre d’un ouvrage du penseur d’extrême droite Renaud Camus. En 2011, l’essayiste publiait aussi Le Grand Remplacement, dans lequel il développait sa thèse raciste et complotiste sur le remplacement d’un peuple, les « Français de souche », par une « population d’immigrés venus d’Afrique et du Maghreb ».
- Grand remplacement : Locution. Voir plus haut.
- Complotiste : nom et adjectif. Défenseur d’une théorie du complot.
- Raciste : no comment.
Renaud Camus explique que « la crise contemporaine serait celle de l’école, de la famille, de toutes les institutions chargées de la transmission. » que « la culture perdrait toute consistance ; que les (bonnes) manières, matrices du contrôle de toutes nos pulsions, seraient de plus en plus désinvesties, que ce qui repose sur le respect de l’autorité serait aujourd’hui dévitalisé. D’où le retour de la violence dans le quotidien ».
Ces dernières années, la classe politique française s’est emparée de ce terme – décivilisation – pour dénoncer les faits de violence qui traversent la société.
- Brutalisation : n. f Aggravation de la brutalité, de la violence dans les relations sociales. Destruction : n. f syn. abolition, anéantissement, casse, dégât, démantèlement, démolition, dévastation, écrasement, écroulement, effondrement, extermination, extinction, massacre, perte, ravage, renversement, ruine, suppression.
Quand les mots deviennent maux.
Hier soir, à la télé, l’Elysée démentait tout emprunt à l’extrême droite et justifiait l’emploi du terme par ces déclarations : « Le résident ne reprend pas un concept. C’est une réalité. Pour lui, il s’agit d’une « interpellation adressée à la société ». Le résident considère que « les violences sont multifactorielles et multicausales, et que si on cherche des responsabilités du côté des politiques, qui peuvent en prendre leur part, le sujet est néanmoins plus global ».
Pour se donner l’illusion de toujours détenir le Pouvoir et mu par une vanité pathologique, Zacron chasse sans vergogne sur les terres de la droite extrême, de l’extrême-droite, de l’ultra-droite. Il politise consciemment une locution anxiogène, venimeuse.
Mes parents, ma famille et tant d’autres citoyens se contrefoutent du décompte des « 100 jours ». De plus en plus de gens du cher pays de nos enfances sont « Sans jours ».
D’espoirs, de promesses tenues et surtout de rêves.
Ce matin, dans ma souche sèche retrouvée, j’écoutais le dernier album de Robert Glasper et tandis que les premières notes de « So beautiful » traversaient le jardin, irriguaient la maison, je notais cette phrase d’un autre Camus, Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957 :
« Le but d’un écrivain est d’empêcher la civilisation de se détruire. »
25 mai 2023