La Chronique de Ziteq : Métro, boulot, dodo
Métro, boulot, dodo
Au déboulé garçon pointe ton numéro
Pour gagner ainsi le salaire
D’un morne jour utilitaire
Métro, boulot, bistro, mégots, dodo, zéro
Pierre Béarn Couleurs d’usine, 1951, extrait
C’est à ces vers que je pense, ce matin, en me rendant à l’école après des vacances de Touslessaints durant lesquelles, il a fallu encaisser, couvre-feu, re-confinement et assassinats barbares. Mon père me les avait lus, en plein mai 68, j’étais môme, encore un poil roux, j’avais pas tout saisi mais tous ces mots en « o » m’avaient amusé.
Ce matin, je regarde ces Ignycontains et ces Ignycontaines bravant les frimas annonciateurs d’hiver. Ils sont tous et toutes masqués, marchent en baissant la tête afin de suivre scrupuleusement les tracés obligatoires, scrupuleusement peints sur les trottoirs et les chaussées, par des employés/laborantins municipaux pendant le week-end. Certains passants emmènent leurs enfants emmitouflés à la garderie. Eux-aussi portent un petit masque. Un garçonnet me croise, ses lunettes sont toutes embuées, une fillette pleure, traîne des savates parce qu’elle a du mal à respirer. La majorité des gens – il est encore tôt – s’engouffre dans les bouches de métro pour regagner la capitale où ils vont turbiner pour un salaire d’étron.
En plus des tracés, en plus des masques, en plus des drones qui continuent de vrombir dans les nuages et des hauts-parleurs qui balancent des consignes orwelliennes, je réalise que la Mairie a fait installer des cloisons en plexiglass partout où elle pouvait : la ville est devenue un gigantesque labyrinthe où des passants se cognent, freinent leur pas, postillonnent de colère et se font verbaliser par des agents de sûreté, chien au poignet qui ne sont pas là pour plaisanter.
Au boulot bandes de cloportes! Bienvenus chez Kafka.
Je marche maintenant d’un pas hésitant, nouveau, serai-je tenté de dire, tant je dois actualiser ce logiciel matutinal qui m’emportait jusqu’à présent vers mon lieu de travail. Je distingue à travers les plaques de polymère translucides, les rideaux de fer des bistros agoniques qui n’en peuvent plus d’avoir fermé puis rouvert puis chômé puis déposélaclé souslaporte. Bistro de « L’Espoir », envolé, bistro du « Souvenir », enterré, bistro « Des petits matins qui chantent », ruiné.
Sous mon masque, j’ai du mal à contenir mon amertume, mon désarroi. Place Ferdinand Buisson, un jeune homme se prend 135 euros d’amende pour avoir jeté un mégot dans le caniveau. Il proteste, crie qu’il est au chomdu, qu’il en a traversé des putains de rues sans trouver de travail, qu’il partait voir ses parents à l’autre bout de la ville, qu’eux aussi sont maintenant au RSA, qu’ils ont perdu leur emploi. Qu’il n’a, qu’ils n’ont plus rien à bouffer. Les policiers caparaçonnés ne veulent rien savoir, l’un d’eux vocifère : « Dura lex, sed lex ». Leurs molosses hurlent à l’amende, un fourgon d’intervention têtaqueue, un peloton d’autres policiers encerclent le déviant pour éviter tout dérapage. Celui qui semble être leur chef, parce qu’il a la plus grosse jugulaire, s’approche du jeune homme, le somme de se mettre à genoux, lui « tonfate » les épaules et le dos et lui assène « Tu n’es qu’un zéro ».
Sidéré, je veux intervenir, un cagoulé de la paix s’approche de moi et me dit : « Toi, au boulot, tire-toi et après dodo. »
Je me dirige vers l’école, j’ouvre le portail, glisse ma carte de travail dans la pointeuse qui enregistre mon numéro.
Au déboulé garçon pointe ton numéro
Pour gagner ainsi le salaire
D’un morne jour utilitaire
Métro, boulot, bistro, mégots, dodo, zéro
Papa, j’ai peur de devenir paran« o» .
Zirteq 64 septembre 2020