Réforme de la voie professionnelle :
Il faut s’imaginer un jeune sur un chantier, dans un EHPAD, ou en horaires décalés …
Depuis les annonces d’Emmanuel Macron le 13 septembre, nous n’avons pas eu beaucoup plus d’informations concernant son projet de réforme. Et les interventions de Carole Grandjean, la ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels, n’ont pas apporté beaucoup plus de précisions. Si ce n’est une volonté féroce de leur part d’envoyer davantage nos élèves en stage pour transformer petit à petit les lycées pro en centres d’apprentissage. À noter qu’à aucun moment ce projet n’a été discuté à l’Assemblée nationale alors que de nombreux proviseurs commencent déjà à organiser les modalités de cette nouvelle réforme dans les établissements.
Un million d’apprentis dès la rentrée 2023 ! Cet effet d’annonce irréalisable sonne dans leur bouche comme une ambition gourmande. Mais pour nous les enseignants qui sommes attachés au service public et à la protection des plus jeunes, c’est un véritable cauchemar. Et pour les entreprises qui souhaitent former et partager leur savoir-faire à des jeunes élèves lors de courtes périodes de stage d’un mois/un mois et demi, c’est une mauvaise nouvelle également, car un patron de TPE/PME ne demande pas à embaucher des apprentis de 15 ans en alternance sur plusieurs années. Même à prix réduit, ça n’est pas sa priorité que de s’occuper d’un jeune mineur sur de si longues périodes. Comment les entreprises pourraient-elles être capables d’accueillir 650 000 stagiaires sur un temps aussi long alors qu’aujourd’hui, les lycéens en bac pro ont déjà beaucoup de mal a trouver des stages ?
Il y a un siècle, l’État a pris la décision de placer l’enseignement professionnel sous la protection de l’instruction publique (l’ancêtre de l’Éducation nationale) pour, justement, l’extraire de la dépendance du Ministère du Travail. Un établissement scolaire, même professionnel, n’a pas à dépendre du Ministère du Travail, tout simplement parce qu’un jeune mineur qui a entre 15 et 18 ans n’a pas à être assujetti à des exigences de productivité. Un simple exemple : si l’offre de formation dépend trop du bassin d’emploi, il y aura une forte inégalité entre les élèves des différentes régions, notamment pour celles qui sont particulièrement touchées par le chômage.
Aujourd’hui, on redouble moins au collège. Les élèves arrivent au lycée de plus en plus jeunes. Dans ces conditions, subir une orientation comme c’est souvent le cas, et en plus, se voir imposer un apprentissage dans des filières dites « attractives » dès 15 ans, c’est de la violence sociale. Il ne faut jamais oublier que beaucoup de contrats sont rompus chez les jeunes apprentis car peu supportent les conditions d’un apprentissage. Il faut s’imaginer un jeune sur un chantier à porter des charges lourdes, ou bien en train de faire une toilette intime à une personne âgée dans un EHPAD, ou encore à subir des horaires décalés dans les métiers de la restauration. Et en effet, il y a une surreprésentation des accidents du travail chez les apprentis qui ne sont pas en capacité de dire « non » quand on les contraint à une tâche.
Rappelons qu’aujourd’hui, les élèves en Bac pro partent déjà 22 semaines en stage sur 3 ans et que leurs professeurs en ateliers sont pour la plupart issus des métiers qu’ils enseignent à la suite d’une reconversion. Peut-on vraiment alors dire que le LP est coupé du monde professionnel ? Le projet de réforme propose de passer de 22 semaines à 33. Que restera-t-il alors pour le français, les sciences, les langues, les arts appliqués, l’EPS, etc. ? Sachant que des centaines d’heures d’enseignements généraux ont déjà été perdues lors des dernières réformes et autres transformations de la voie professionnelle, dont aucun bilan n’a été tiré. Nos élèves ont besoin de plus de temps passé à l’école que dans une entreprise.
Un apprenti dépend totalement de son entreprise. Si le contrat est rompu pour une raison x ou y, il n’a plus accès à l’école. Les jeunes lycéens n’ont pas à subir les problématiques du monde du travail : les discriminations, la précarité, le rapport de subordination, la fragilité économique d’une entreprise, etc. En lycée professionnel, l’élève est scolarisé, sous la protection de l’Éducation nationale. L’école publique accueille toute la diversité du monde, sans distinction.
Le lycée pro doit former des professionnels compétents et des citoyens éclairés. Il offre une variété de plateaux techniques qui correspond à une multitude de savoir-faire et à une formation complète, ainsi qu’une instruction nécessaire et une ouverture à la culture, afin de pouvoir appréhender le monde du travail dans de bonnes conditions. Pour pouvoir continuer à parler de « métiers » et non de simples « emplois », on ne peut pas former un futur professionnel dans une entreprise unique, avec des problématiques qui lui sont propres, le temps d’un apprentissage. Cela réduirait sa qualification et par conséquent sa future rémunération. Aujourd’hui, accepter 200 euros par mois en alternance dans une entreprise, c’est la garantie de rester au SMIC toute sa vie.
Le monde du travail dans toute sa diversité devrait réfléchir à cette question. C’est pourquoi il est nécessaire d’élargir notre combat au plus grand nombre. Car précisément, Emmanuel Macron impose une vision de la société que personne n’envie. Ni les parents pour leurs enfants, ni les élèves qui sont les premiers concernés, ni les patrons qui ont besoin de personnel qualifié, pas plus que les salariés, les indépendants, etc.
Nous avons des revendications, une analyse, une perspective à proposer, notamment au moment où les enjeux sociaux et écologiques nous obligent à penser différemment les futurs métiers. Le monde du travail a besoin de citoyennes et de citoyens qui réfléchissent pour développer les métiers utiles des décennies à venir dans tous les domaines : les métiers du lien, du bâtiment, les métiers industriels, artisanaux, etc. Nous voulons imposer ce débat dans l’ensemble de la société, tant il nous paraît décisif. C’est pourquoi ce 17 novembre, une nouvelle fois depuis la rentrée de septembre, nous avons été en grève. On verra comment ce mouvement prendra forme. Toutes les initiatives sont bonnes à prendre car la façon dont une société envisage sont rapport au travail est significative. Il y a quelques années, Laurence Parisot, l’ex La patronne des patrons a déclaré : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? ». Nous combattons le travail précaire de toutes nos forces, et précisément par amour de la vie en bonne santé !
L’Éducation nationale doit prendre ses responsabilités.
Vive le service public !