Aménager[1], alléger[2] les programmes ? Tribune
Le confinement puis le déconfinement partiel de mars à juin n’ont pas facilité les apprentissages pour les élèves de maternelle et d’élémentaire. Ils ont sans doute creusé des inégalités, développé des progrès non linéaires et très hétéroclites parfois, d’un savoir à l’autre.
Il faut pourtant nous méfier de ce que nous pourrions revendiquer malgré nous, sans débat, parfois en nous laissant entrainer par les autres organisations syndicales. De nombreux appels fleurissent çà et là, sous couvert d’universitaires, de chercheur·euses, de professeur·es du premier et du second degrés, y compris des « progressistes », qui demandent des « aménagements » de programmes. Parce que le protocole sanitaire dans les écoles « prend du temps », pour se laver les mains, pour échelonner les entrées et les sorties, pour dédoubler les récréations, le temps dédié aux apprentissages apparait réduit aux yeux des enseignant·es.
Il ne faut surtout pas tomber dans le piège des allègements (et le raccourci est vite pris entre aménagement et allègement : on demandera « que voulez-vous donc supprimer ? »). On accentuera alors malgré nous ce que cherchent Blanquer et consorts : limiter l’école publique et la scolarité obligatoire au « lire-écrire-compter ». À l’image du « modèle » éducatif étatsunien, le « superflu » au privé, aux classes sociales financièrement favorisées, celles qui ne veulent plus que leur impôt servent à enseigner aux plus pauvres qui doivent se contenter du socle commun.
Il faut au contraire défendre des programmes ambitieux mais réalistes, cohérents et émancipateurs, qui donnent toute leur place à l’Histoire, au débat philosophique, tout ce qui donne à comprendre le monde et à réfléchir, mais aussi à la coopération, à l’EPS… Tout cela demande du temps, beaucoup de temps. Alléger les enseignements qui libèrent serait une catastrophe de plus pour l’École.
Ce n’est pas une réduction des contenus qu’il faut défendre, mais une refonte des programmes de la maternelle au lycée, avec d’autres manières d’enseigner et les moyens matériels et humains indispensables.
Nous devrions davantage nous inspirer des mouvements d’éducation populaire pour nous engager sur d’autres voies que la pédagogie (ou l’apédagogie) ministérielle, pour ouvrir de nouvelles portes vers les savoirs.
Nous devrions nous garder de défendre un projet qui nous déchargerait sur d’autres de ce qui serait classé comme « non essentiel » (rappelons-nous que sont « non essentiels » les livres et le théâtre pour le gouvernement qui ferme les librairies et les lieux de culture mais pas les PMU). Avons-nous envie de prendre des raccourcis imposés et de laisser les chemins de traverse (tout ce qui peut paraitre « chronophage » et « inutile » aux yeux des utilitaristes, des défenseur·euses d’une école servile et asservissante, comme la poésie, le théâtre, les arts, l’EPS…) aux associations et intervenant·es divers·es et privé·es, non rémunéré·es par l’Éducation nationale, précaires, soumis·es aux patron·nes qui les emploieront et les collectivités territoriales. Nous savons la doctrine en matière de culture et d’éducation qui les animent ou peuvent du moins en animer certain·es, qui ont applaudi des deux mains les programmes revisités par Blanquer sur une base de programmes de 2017 qui n’étaient déjà pas ce que nous en aurions espéré.
Nous rendons-nous bien compte que, depuis 2007, on dé-spécialise notre métier, on le dévalorise, on l’appauvrit en lui retirant les formations initiale et continue, en nous dépossédant de nos savoirs et de notre liberté pédagogique, en nous transformant en exécutant·es et répétiteur·trices de la bonne parole gouvernementale ? Avez-vous lu les manuels de l’enseignant·e parus depuis 2007 ? Chez presque tous les éditeurs, aucune parcelle de réflexion, aucune once d’expérimentation n’est laissée aux enseignant·es : on pense pour nous, on écrit même jusqu’à ce qu’il nous faut dire aux élèves et comment les évaluer !!!
Il est par conséquent déplorable et dangereux que des organisations syndicales défendent cette revendication d’allègement des programmes. Qui est sans doute à repenser en filigrane avec celles, non moins importantes, des pédagogies, de l’aide aux élèves en difficulté, de l’évaluation, de la sanction des études par les examens, des moyens matériels de l’exercice de notre travail et de celui des élèves (sans oublier les questions de financement de ces besoins), des rythmes scolaires et de la réduction du temps de travail des enseignant·es face à élèves, etc. N’acceptons pas de saucissonner l’École publique, de la vendre à la découpe, elle ne s’en relèverait certainement pas de sitôt.
Et quel beau tapis nous déroulerions – par inattention ou absence de vision globale – aux 2S2C, si nous succombions à la revendication de l’allègement des programmes, sans nous démarquer des organisations qui ne défendent pas, ou alors qu’en paroles, une vision émancipatrice de l’École !!!
Henri Baron& Kahina Seghir
[1] « Adapter (une chose) de manière à la rendre plus commode, plus efficace (…). Organiser rationnellement. » (Dictionnaire en ligne du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)
[2] « Diminuer la matière, le contenu » (Dictionnaire en ligne du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)