Méfions de ceux qui se servent de mots pour faire oublier d’autres maux
Il est cinq heures, Contigny-lès-Mormeilles s’éveille. Un mois d’école, déjà. En plus de l’humain, il a fallu gérer les mails à jets continus de la hiérarchie demandeuse – ça c’est resté normal – de tableaux à renvoyer, de statistiques à aligner, d’exercices PPMS à organiser, d’évaluations nationales à faire avaler à des enfants qui ne savent pas ce que sont les couleuvres.
J’allume le transistor collé à la table en formica jaune de la cuisine et je reste coi : depuis minuit, la loi contre les séparatismes est en vigueur dans la commune. Le maire a devancé le Résident de la République qui ne cesse de tourner autour du mot depuis des mois. Cette décision municipale est dans la droite ligne de celle prise, il y a une semaine, de rouvrir bars, restaurants, cinémas, bowling, théâtre, piscine ignycontains alors que le préfet les avait fermés, suite à l’intervention télévisée du premier sinistre à une heure de grande écoute, agitant une carte du « cher pays de notre enfance » mouchetée de zones noires. Des dizaines de maires fulminèrent et passèrent à l’acte, refusant que leur cité soit sacrifiée à l’autel des injonctions verticales qui ne cessent de pleuvoir sur les gens, les communes.
Les collectivités territoriales sont en train de s’affranchir de l’État, de lui faire la nique, de lui désobéir. Les atermoiements gouvernementaux pendant la crise covidesque, les surenchères sécuritaires en rafale, l’infantilisation des citoyens, les « démerdez-vous » d’en-haut ont fait déborder les vases intermédiaires. Du jamais vu. Les médias mainstream et ceux charognards, ne savent plus où donner du buzz. Les interviews, les micro-trottoirs, les brèves de comptoirs, les saillies du « Café des Commerces » pullulent. Au secours !
Les sinistres sont envoyés au front, en première ligne. Les premiers de cordée deviennent les premiers de tranchée, plongent leurs doigts roses dans le cambouis et ça les débectent, eux, les partisans du hors-sol, les bonimenteurs, les tenants d’une novlangue qui sue le mensonge, qui vise à faire peur, qui aligne sanctions et restrictions à gogo. La fronde est un vrai coup dans la gueule pour le Résident élyséen qui ne fait qu’empiler les couches d’un mille-feuilles rhétorique, qui ne livre en pâture à l’opinion publique que des mots creux, qui ne traite pas les véritables maux à la racine.
Il y a trois ans, Zacron pérorait : »Je n’accepterai pas que certaines ou certains soient stigmatisés dans notre République parce qu’ils croient à une religion (…) De la même façon je n’accepterai pas qu’au nom de leur croyance certaines ou certains considèrent qu’on peut déroger aux règles de la République. » Grisé par son Verbe, il annonçait un grand discours sur la laïcité.
Deux ans passèrent.
Pressé par des élus de tous bords qui lui réclamaient « the big discours » Zacron slaloma: « On ne me demande pas de parler de laïcité, on veut que je parle d’Islam. Pourquoi je ne veux pas céder à la précipitation ou aux injonctions de parole dans ces moments ? Parce que je serais moi-même complice d’une espèce de confusion collective ». Et ajouta : « Dans certains endroits de notre République, il y a un séparatisme qui s’est installé, c’est-à-dire la volonté de ne plus vivre ensemble, de ne plus être dans la République. Et au nom d’une religion, l’Islam, en la dévoyant, de dire ‘je crois à un Islam politique et nous allons vivre avec ses règles qui ne sont pas dans celles de la République’ « .
Et dire qu’il ne voulait pas parler d’Islam…
Zacron, pendant quelques mois, jongla donc avec « séparatisme » et « communautarisme ». Quant à Jabbastaner, son sinistre de l’intérieur de l’époque, il adressa une circulaire aux préfets sur « la lutte contre l’islamisme et le repli communautaire », demandant notamment la mise en place d’une cellule départementale dédiée à cette action.
Un plan pour lutter contre le « séparatisme islamiste » est dévoilé en début d’année. Au menu : la fin des imams étrangers détachés, en augmentant parallèlement le nombre d’imams formés en France, le contrôle renforcé des financements étrangers des lieux de culte, pour pouvoir bloquer des projets suspects, la disparition des enseignements en langues et cultures étrangères (ELCO).
Début septembre, au Panthéon, à l’occasion des 150 ans de la proclamation de la République, le chef de l’État assure qu’ « il n’y aura jamais de place en France pour ceux qui souvent au nom d’un Dieu, parfois avec l’aide de puissances étrangères, entendent imposer la loi d’un groupe, non. La République, parce qu’elle est indivisible, n’admet aucune aventure séparatiste. »
Dark Manin, qui a succédé à Jabbastaner, égrène d’autres mesures : la création d’un «contrat d’engagement sur la laïcité » que devront signer les associations impliquant la fin des subventions en cas de non-respect de cette charte, la pénalisation des certificats de virginité délivrés par certains médecins avant un mariage religieux.
Méchante Marléna, sa muse obscure, explique à tue-tête, que la future loi concerne aussi les « dérives sectaires » ou encore « le suprématisme blanc ». On ne dit pas qu’Islam, on dit « séparatismeS ». Ben voyons.
En début de semaine, l’AFP confirme que le Résident définira sa stratégie le 2 octobre, avant la présentation d’un projet de loi au Conseil d’État puis devant le Conseil des ministres. C’est cette goutte d’eau qui a fait déborder le vase Ignycontain.
Le maire doit tenir une conférence de presse, en fin de matinée sur la locale de France 3. S’il applique les mesures contenues dans la loi, ça va dépoter.
Je regarde le soleil se lever au-dessus du clocher de l’église de la Concorde, jette un dernier coup d’oeil à ma boîte mails et découvre le communiqué de presse de la Ligue de l’enseignement :
«La République française, indivisible, laïque, démocratique et sociale, est confrontée depuis longtemps à des tentations centrifuges qualifiées successivement de cléricalisme, puis de communautarisme et aujourd’hui de séparatisme. Face à ce danger, le président de la République a affirmé à l’occasion du 150e anniversaire de la Troisième République, que la « République n’admet aucune aventure séparatiste » et annonce une loi sur le sujet. Traitons donc tous les séparatismes, quels qu’ils soient, car ils sont multiples.
Le repli identitaire à base religieuse est une réalité. Il y a chez certains une incontestable instrumentalisation du religieux pour essayer de se soustraire aux lois de la République, imposer une organisation de fait séparatiste, et mettre en danger l’indivisibilité de la République. On observe du radicalisme croissant chez les islamistes, les hindouistes, les évangéliques, les juifs orthodoxes, les catholiques intégristes… Cette pression du religieux sur le politique, qui touche une partie du corps social et qui peut concerner tous les sujets (en particulier l’égalité entre les femmes et les hommes), toutes les religions et tous les territoires, doit être combattue sans faiblesse. Si la laïcité protège le droit de croire ou de ne pas croire des individus dès lors qu’il est le produit de leur liberté, le droit aussi de s’extraire de son groupe d’origine, il ne faut rien céder à ceux qui prétendent que les lois de leur Dieu sont supérieures aux lois de la République. La Ligue de l’enseignement, mouvement d’éducation populaire qui a grandement contribué, dès sa création, à faire partager le principe de laïcité par les citoyens en développant des actions culturelles, sportives, associatives ou encore de loisirs, a pris historiquement, prend aujourd’hui, et prendra demain, toute sa part dans ce combat.
Mais la question sociale, qui n’explique certes pas toutes nos difficultés, permet tout de même d’en comprendre une part non négligeable. Aujourd’hui, les besoins économiques et sociaux fondamentaux de beaucoup de nos concitoyens ne sont pas satisfaits, une grande partie des pauvres est concentrée dans certains territoires. Le repli sur soi est ici largement subi. Dans le même temps, certains riches, de plus en plus riches, font le choix de la sécession. Ce séparatisme social, subi par une partie de la population mais voulu par une autre partie doit également être combattu car il est un frein puissant à la cohésion sociale et est incompatible avec l’idéal républicain. Il façonne une France dans laquelle des classes sociales différentes se rencontrent de moins en moins, se parlent de moins en moins, les enfants sont de moins en moins scolarisés ensemble, et dans laquelle le « vivre ensemble » laïque risque de devenir une incantation qui ne rassure que ceux qui ne veulent rien voir. Le séparatisme des exilés fiscaux ou celui de ces communes qui préfèrent payer une amende plutôt que d’avoir leur quota de logements sociaux est aussi un problème pour la République. Et si pour un citoyen la fraternité républicaine est absente, alors la tentation est grande de se donner une identité et de se construire une fraternité alternative à travers son groupe religieux. La question religieuse peut donc recouvrir en partie la question sociale et la question identitaire. Quand la République recule et ne remplit plus ses obligations politiques, économiques et sociales, les religions, quelles qu’elles soient, avancent. Quand la République laisse faire ou, pire, organise l’entre-soi en finançant par exemple la concurrence privée de son enseignement public, elle se met en difficulté. Ce n’est pas tant la diversité culturelle qui menace l’unité de la société que l’inégalité persistante des conditions et les discriminations. Notre République a besoin de davantage de fraternité. La loi sur le séparatisme en préparation nous fera-t-elle progresser dans ce domaine ? »
Bonne question.
Sur le chemin de l’école, je pense à Léïa, l’enseignante en langues et cultures étrangères. Elle est née ici, a grandi, étudié ici et tout à l’heure, je ne saurai quoi lui dire.
27 septembre 2020